Table-ronde avec Giuliano da Empoli : l’impact du digital sur les sociétés démocratiques
C’est dans le cadre du festival « Visions du réel » que l’écrivain italo-suisse Giuliano da Empoli, lauréat du Grand Prix de l’Académie française 2022, auteur notamment de l’essai « Les Ingénieurs du chaos » (JC Lattès, 2019) et du roman « Le mage du Kremlin » (Grand Prix de l’Académie française, Gallimard 2022), a été convié samedi 13 avril dernier à échanger, sous la modération de la journaliste Romaine Jean, avec Simone de Montmollin, Conseillère nationale PLR, Présidente de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture (CSEC-N) et Gilles Marchand, Directeur général de la SSR sur l’impact des réseaux sociaux dans les sociétés démocratiques.
Les exemples ne manquent pas : l’élection de Trump, le Brexit, le scandal de Cambridge Analytica, ainsi que de nombreux faits divers où les vérités alternatives sont venues pervertir et changer l’issue d’un vote ou de modifier l’humeur de l’opinion publique dans le but de créer un chaos médiatique. « La méthode n’est pas en soi nouvelle, a tenu a préciser ce politologue auteur, le carnaval contemporain se nourrit de deux ingrédients : la rage et les plateformes sociales. » En effet, la désinformation à grande échelle n’est possible que par une masse importante de contenu traitée par des algorithmes qui, pour des raisons d’audience et de monétisation, ne font remonter que les phrases et les mots disruptifs permettant de générer des réactions et donc du traffic.
N’importe qui peut croire à la vérité, tandis que croire dans l’absurde est une vraie démonstration de loyauté, cette citation du bloggeur de la droite alternative américaine Mencius Moldbug, citée dans l’ouvrage « Les Ingénieurs du chaos » prouve à quel point les techniques des neurosciences ont été intégrées par les plateformes pour des impératifs commerciaux puis, récupérées par des activistes, à des fins politiques.
L’attrait de la technologie par les êtres humains est telle (Prométhée en sait quelque chose) que l’on ne commence à se poser des questions que lorsque le remède est pire que le mal. Après avoir légiféré sur l’exploitation des datas – GDPR, la Loi sur la protection des données, les droits voisins- voici que l’addiction des plus jeunes à ces outils fait aujourd’hui débat. Certains pays ont commencé à agir. En Chine, le gouvernement a décidé de limiter le temps de consommation les utilisateurs de moins de 14 ans à seulement 40 minutes d’utilisation par jour ainsi que le type de contenu (jeux vidéo, réseaux sociaux). Aux Etats-Unis, on tente d’interdire TikTok pour préserver la santé mentale des adolescents. La politicienne Simone de Montmollin a convenu que l’on peut parler de problématique de santé publique, mais l’arsenal législatif suisse ne saurait être aussi expéditif. « Cela prend du temps ».
D’ici là, la réponse viendra peut-être du marché. Le développement de l’IA nous amène à passer une logique de de recherche à une de réponses. Les moteurs de recherche comme les réseaux sociaux vont à leur tour connaître la concurrence des assistants intelligents qui s’adresseront directement aux internautes sans que l’on n’ait plus à visiter leurs plateformes. L’économie de l’attention qui passe par des clics est en passe d’être disruptée à son tour. L’IA, annonçant la nouvelle révolution du web 3, est une nouvelle technologie porteuse d’opportunités (augmentation de la productivité) et à son tour de nouveaux dangers (deep fake et autres manipulations audiovisuelles).
Face à de telles manipulations comment échanger en toute sécurité. « La légitimité des médias, aujourd’hui questionnée, repose en bonne partie sur leur capacité à proposer une information indépendante et équilibrée, à offrir un espace de débat public utile et à diffuser une production culturelle capable de proposer un récit commun. » a expliqué Gilles Marchand. Il est urgent de tout entreprendre pour reconstruire des places du village virtuelles, ouvertes mais sécurisées, dans lesquelles il sera possible d’échanger de manière contradictoire, correcte, documentée, et constructive. »
On le comprend le moment est crucial pour nos sociétés. On voit l’impact de vingt ans de réseaux sociaux. Le dialogue est devenu quasiment impossible. La promesse de rationalité et de prédictibilité que nous promettait le Big Data n’a pas été tenue… que nous apportera l’IA ? Comme l’a conclu Giuliano da Emploi : « En tant que chercheur, je n’ai pas d’obligation d’optimisme… »